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Rédigé par Julien D / Mise en page par David D.

L’attente d’un premier album met toujours une pression sur les épaules d’un artiste, et c’est encore plus vrai quand on a plus d’une décennie de carrière derrière soi.

Alors l’annonce de l’énigmatique “888” par Infinit’ a forcément suscité l’impatience d’un public construit avec le temps.

D’autant qu’avec une récente démonstration sur Grünt et l’exposition supplémentaire accordée depuis qu’il s’est concrètement étiqueté Don Dada, le zin s’est définitivement imposé comme un gros nom du rap français.

     Après pas mal d’années de labeur et un beau succès acquis avec NSMLM en 2017, Infinit’ n’a jamais freiné ses efforts en enchaînant de bons projets. Mais sa qualité technique a vite pris le pas sur les autres facettes de son rap, éclipsant partiellement son egotrip ou sa capacité à donner vie à de beaux récits.

    A tort, le grand public l’a donc surtout connu pour ses fréquentes collaborations, qu’elles jalonnent ses projets ou bien pour de simples apparitions chez les amis. Au fil de feats avec son compère du 06 Veust, aux côtés d’une scène plus underground, ou plus récemment avec H Jeune Crack, le niçois s’est créé une solide réputation de kickeur.

Infinit’ & Alpha Wann – 113 freestyle

Et cette aura s’est naturellement étoffé…

Et cette aura s’est naturellement étoffée avec la proximité accrue entre Infinit’ et les ex-membres de l’Entourage, à commencer par Alpha Wann, au contact de qui les rencontres offrent toujours un étalage grandiose de technique. Ses apparitions sur la Don Dada Mixtape Vol. 1 (dont un feat avec Kaaris, tout de même) ont ainsi boosté sa popularité et renforcé son exposition à un plus grand public, mais l’ont peut-être également enfermé dans une case de rappeur spécialiste des collaborations – comme a d’ailleurs pu le déplorer Limsa d’Aulnay, lui aussi prisonnier de son niveau. Pas loin de se faire renommer Infeatnit, donc.

LA STRUCTURE D’UN VRAI BON ALBUM

La carte n’a cependant pas été jouée d’emblée, puisque parmi les 3 clips offrant un avant-goût de 888, deux sont des feats. Mais malgré la qualité du casting, c’est pourtant sur les titres solos qu’on a tendance à s’attarder.

…une identité cohérente dans les sonorités de 888

La première réussite que l’on peut souligner, c’est d’avoir réussi à offrir un album très digeste. Sur 36 minutes, les sons s’enchaînent en glissant, et bien qu’on perçoive une identité cohérente dans les sonorités de 888, l’auditeur n’est pas contraint à enchaîner les pistes dans l’ordre pré-établi pour le savourer. Une qualité remarquable, alors que nombre de projets se voulant conceptuels mais un peu forcés sonnent faux après 2 ou 3 écoutes et imposent une lecture rigide sous prétexte d’être guidés par la fameuse “direction artistique”.

©Antoine Moirin/Raegular

Star Magazine, son premier album.

Cette quête maladive (qu’on pourrait imputer à l’exigence esthétique de certains auditeurs) contraint de plus en plus d’artistes à travestir leur musique pour façonner une identité pas toujours sincère ou mûre, quand bien même certains tâtonnent encore pour trouver leur voie.

Sans forcer, le zin nous propose quelque chose de beaucoup plus spontané et met à profit sa maturité artistique. La recette d’un bon disque, c’est peut-être finalement d’être envoyé sans prétention mais d’assumer son statut d’album par sa seule qualité, et faire passer le travail pour une facilité instinctive.

Le respect apporté à la culture

Mais ce qui aide également l’album à briller, c’est le respect apporté à la culture. Infinit’ a de la bouteille, on le sait, et il réussit ici à donner une saveur actuelle à ses titres tout en s’appuyant sur les codes d’un rap plus daté. On retrouve ainsi différents sons à thème, avec les répétitions dans les titres “Tous les gens” et “Imagine”, qui met franchement les deux pieds dans le storytelling en plus de se tenir à une structure fixe (difficile d’ailleurs de ne pas se ruer vers l’excellent Djibril quand on y repense). Enfin, le choix de confier un titre à Veust rappelle aussi des habitudes de tracklisting des années 2000/2010.

Malgré un court format, Infinit’ arrive à rendre hommage à une certaine conception du rap sans nuire à l’esprit de l’album. L’interlude “Messagerie” ne dénote pas et contribue tout autant à l’ambiance générale du projet, là encore sans vouloir participer à un récit linéaire, mais illustrant les composantes de l’univers de l’artiste.

Infinit’ – Dictionnaire

Et surtout, comment ne pas évoquer l’excellent “Dictionnaire” qui, en plus d’être un très bon morceau, offre au plus grand nombre une porte d’entrée très utile pour comprendre le lexique du niçois et percevoir un peu mieux l’univers qu’il dévoile. La subtilité de 888, c’est aussi de mettre le sud-est en bouteille (un peu à l’image de Salvetat dans un autre registre).

Les projets qui durent le plus longtemps sont parfois ceux qui prennent

les saisons à contre-pied…

L’AMBIANCE 888

Car, ne nous y trompons pas, cet album a un son particulier. Plus qu’un simple récit, 888 nous conte une atmosphère. Les projets qui durent le plus longtemps sont parfois ceux qui prennent les saisons à contre-pied : en sortant celui-ci en fin d’hiver, Inf’ offre pourtant toute la chaleur d’une ride d’été. Matérialisée par les évocations au transport, déjà, puisqu’il est identifiable par le titre “Bateau” mais plus généralement à travers des références variées aux vago et à la course, et même parfois à l’avion. C’est précisément cette esthétique qui a été choisie pour poser le décor de la Grünt 64, réalisée par Veust et Inf’ à la Marina d’Antibes et qui rappelle forcément une certaine couleur Maybach Music.

Grünt #64 – Infinit’ & Veust

L’artiste s’est d’ailleurs confié au micro de Medhi Maizi en expliquant que 888 a été façonné au gré des étapes de l’équipe Don Dada sur le globe, ce qui justifie sûrement l’accent mis sur le registre du transport. Plus précisément, c’est lors de différents séminaires non loin de chez lui ou encore en Tunisie et Espagne qu’a été conçu l’album. Sachant tout ça, l’influence du soleil méditerranéen sur les sonorités qu’on perçoit à l’écoute est évidemment palpable.

Mais les deux années de conception itinérante de 888 se ressentent également dans les teintes très chaleureuses des prods. A ce niveau, on peut d’ailleurs apprécier le travail de multiples hommes de l’ombre (JayJay, Selman Faris, Malek Ben Becher, Hologram Lo’, Fausto, LamaOnTheBeat, Monomite et Yebu), qui malgré leur nombre réussissent à converger vers un son très pur et singulier qui dessine une vraie identité pour l’album. Rebonds des basses, tintements : d’un titre à l’autre, on a l’impression de s’éveiller dans une chambre inondée par la lumière matinale du sud-est, ou d’apprécier le coucher de soleil sur la Méditerranée après une journée ardente. Un son très planant, parfois presque onirique, qu’ Infinit’ arrive à s’approprier pour donner toute la richesse à cet album.

…les célèbres phases percutantes d’un Infinit’ toujours aussi inspiré brillent encore sur cet album…

Le sudiste reste un des meilleurs techniciens de l’hexagone…

Effectivement, si le sudiste reste un des meilleurs techniciens de l’hexagone à ce jour, il a aussi compris qu’il ne pourrait étoffer sa proposition qu’en simplifiant sa formule. Avec le choix de proposer quelques titres courts dans l’album, Infinit’ s’autorise plus de variations de flow et sort de sa zone de confort en jouant de sa voix. Une voix qu’il assume lui-même avoir appris à poser, conscient qu’elle lui fera gagner en charisme, pour mieux coller au ton du projet. Sa technique aussi s’est affinée, avec des schémas qui paraissent moins être là pour le style et qui contribuent à la fluidité de l’enchaînement des tracks. Mais pas de panique, les célèbres phases percutantes d’un Infinit’ toujours aussi inspiré brillent encore sur cet album : le niçois se simplifie sans perdre sa plume.

LA QUÊTE DU LUXE

L’ambiance épurée et finement travaillée qui plane sur le projet contraste pourtant avec les différents sujets abordés.

L’artiste mise sur l’univers qui lui est familier tout en le détaillant pour donner plus de corps à ses textes. Fréquemment à propos d’opposition (une composante incontournable d’un rappeur autant porté sur l’egotrip), Infinit’ s’appuie ici sur ses sujets de prédilection pour construire un univers crédible. On se laisse balader par les évocations au risque des petits business, à l’univers carcéral, l’antagonisme avec les forces de l’ordre, les armes… Le niçois nous relate l’ambition d’un malfrat qui lutte pour une vie meilleure, identifiable par les fréquentes évocations au combat et aux sports de contact (MMA, boxe), sans oublier de glisser quelques références qui attestent de sa longévité et de son âge, à commencer dès l’intro : “Tu parles à un zin de l’avant-dernière décennie du siècle dernier”.

Infinit’ – Parano

Infinit’ – Parano

Photo ©7laup

Infinit’ rend hommage à une culture US …

Trentenaire affirmé, Infinit’ rend hommage à une culture US qui l’a grandement influencé, au point d’ailleurs de préparer ses récents concerts en regardant du côté des artistes cainri qu’il affectionne. Tout ça sans négliger son pays, évoquant Michael Jackson, Shady (Eminem), Weezy (Lil Wayne), Jay-Z et Ciara, mais aussi la compilation “Sachons dire non” sortie en 98 ou le son “Trop gang” de Smoker et Grödash, symboles d’une autre époque de cet art. Les invités y vont aussi de leurs petites crises de nostalgie, avec le duo des Jazz Malone-Stocktone pour Veust, ainsi qu’Herb Dean et Tupac pour Rim’K.

Au-delà de simples punchlines imagées, c’est désormais de véritables petites scènes d’une vie quotidienne qu’on arrive à se représenter tout au long de l’album grâce au talent maturé d’Infinit’ en tant que storyteller.
Un titre précis nous offre cette lecture : l’interlude Messagerie. En faisant le choix de mêler des bribes de messages vocaux laissés par son entourage, le rappeur plein de bagout s’écarte exceptionnellement du récit pour laisser l’auditeur s’immerger à sa place dans son environnement. 

Infinit’ – Messagerie

…Infinit’ façonne tout un décor aux reflets brillants et clinquants….

Mais au croisement de ces sujets trône une pierre angulaire …

Mais au croisement de ces sujets trône une pierre angulaire, l’objet des convoitises et le garant d’une vie confortable : c’est évidemment l’argent qui guide cet album.

888 est construit sur le luxe, perçu à certains instants avec les yeux d’une petite frappe en se concentrant sur des marques ou des ambitions de grandeur, ou parfois apprécié du point de vue confortable d’un cador menant la grande vie. De magots en pierres précieuses, de montres en voitures, de soirées arrosées en cadres luxueux, Infinit’ façonne tout un décor aux reflets brillants et clinquants.

Les artistes choisis sont de très haut niveau, de l’association surprenante du niçois et d’Alpha Wann avec Rim’K à l’apparition savoureuse du rarissime 3010, mais Infinit’ fait tout de même le choix d’alléger cet opus avec peu de feats, en laissant cependant une place de choix à Veust. En résulte une ambiance plus intimiste, et l’impression (bien qu’il se livre peu, comme souvent) de partager un moment dans la vie du zin, notamment grâce à des textes qui transpirent toute la diversité ethnique et sociale qui compose son environnement au quotidien.

On ne cherche pas à démêler le vrai du faux ou à en apprendre plus, on se contente simplement de se laisser porter par l’univers très cinématographique de l’album.
Ce goût pour le 7e art assumé par Infinit’ est d’ailleurs observable très explicitement dans les paroles, le niçois prenant le soin de citer des titres d’œuvres (Pulp fiction, Ozark), de réalisateurs ou acteurs (Stanley Kubrick, Al Pacino) et des références plus subtiles (Le bon la brute et le truand, Rocky).

Le clip de McGregor, en partie réalisé sur GTA, renforce ce parti-pris d’ancrer cette esthétique de la grande vie de bandit dans la fiction. 

LE GOÛT DU SUCCÈS.

Infinit’ a mis le sud-est en bouteille, nous le disions, mais de la bouteille, il en a surtout pris : et si il y a quatre ans celle qui était sur sa table faisait justement “la taille d’un enfant de quatre ans”, il nous indique que “Maintenant la bouteille à ma table fait la taille d’un enfant de 9 ans”. Avec une taille moyenne estimée à 1m36 à cet âge, ladite bouteille doit être bien galère à manœuvrer mais c’est là tout le panache d’un gars qui rappe le luxe avec arrogance, servi par un egotrip étincelant qui a tristement tendance à se raréfier dans la scène française.

La pochette nous en dit peu sur l’homme et le laisse pensif, en retrait, presque caché derrière un voile. Cette image symbolise bien l’esprit de l’album : l’artiste parvient à contenir ses références, ses envies, son quotidien, son identité, ses inspirations, en liant habilement le tout dans une proposition remplie de fiction brute, qui nous promène dans un récit autant qu’elle nous offre des morceaux de vie bien concrets. Plus spectateur qu’acteur, il est celui qui note, qui relève les détails ; et l’outro le confirme. A mi-hauteur entre les artifices clinquants du sommet et la grisaille d’en bas, Infinit’ met son sens de l’observation et son talent à contribution pour se muer en réalisateur de sa vie et son territoire. L’ambition de s’élever, elle, n’est pas nouvelle : il la chantait déjà dans le refrain “D’en bas”.

Infinit’ – D’en bas

Les clips jouent cette carte de la discrétion…

Le titre 888 conférait volontairement un aspect mystérieux à l’enrobage de l’album, mais à l’écoute, l’auditeur a finalement droit à une proposition très imagée et parfaitement fluide qui ne cherche pas à être ce qu’elle n’est pas. Les clips jouent cette carte de la discrétion et ne viennent pas surdoser le côté cinématographique de l’album : les feats sont sobres, pas scénarisés, laissant plutôt la place à des images lifestyle. Unique son solo clipé, “Parano” mise quant-à lui sur une élégance sobre.

On ne peut y apercevoir que les multiples reflets de l’artiste, qu’on peut d’ailleurs considérer comme un écho aux différentes facettes avec lesquelles il jongle dans ses textes en alternant entre le réel et l’égotrip ; tout laisse place à l’interprétation. Privé de tournée pour son dernier projet à cause du covid, Infinit’ a cette fois l’occasion de défendre son premier album sur scène avec beaucoup de cœur depuis plusieurs mois.

Un album évidemment emblématique dans la carrière du niçois, et peut-être un disque qui deviendra une référence dans ce registre de rap – l’avenir nous le dira. 

©7laup

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