©Deezer pour images et logo

Après une décennie de déclin, le streaming musical par abonnement payant a radicalement transformé l’industrie musicale. En éradiquant (ou presque) le piratage grâce à des services d’abonnement, il a permis au secteur de renouer avec la croissance.

En France, les abonnements payants se payent la part du lion pour le premier semestre 2024 et représentent 62 % (1) des revenus mondiaux de la musique enregistrée.

Paradoxalement et ce n’est pas un secret : après 15 années de présence sur le marché et malgré une croissance extraordinaire les plateformes de streaming ne sont pas rentables.

Ce constat est multifactoriel.

Bien que la musique n’ait jamais été gratuite, la confrontation à la gratuité et l’accès libre à du contenu sur Internet au début des années 2000, a profondément modifié les habitudes des utilisateurs, bouleversant les modèles économiques traditionnels de l’industrie musicale. Cette mutation dans les repères économiques a rendu difficile la mise en place de modèles de tarification perçus comme justes par le public.

De même, l’inflation exponentielle du nombre de titres disponibles sur les plateformes – avec plus de 120 000 nouvelles chansons ajoutées chaque jour – entraîne une dilution des revenus et complique la gestion des royalties.

Le streaming a alors permis d’instaurer une plus grande transparence dans l’industrie, rééquilibrant les relations entre artistes, labels et maisons de disques. La répartition des revenus est désormais plus accessible grâce aux outils de reporting, et la rémunération des ayants droit est mieux encadrée.(2)

(1)-Rapport SNEP – Le marché français de la musique enregistrée en progression au 1er semestre 2024
(2)-Article DLC, Vers une meilleure rémunération du streaming dans le rap ?

Mais d’autres enjeux restent à venir : fraude au streaming, piratage numérique et menace d’une utilisation incontrôlée de l’intelligence artificielle sont autant de problématiques qui fragilisent ce secteur en plein essor. Pour assurer la pérennité de l’industrie, les plateformes doivent impérativement et urgemment réinventer leurs modèles de rémunération et de partage de la valeur. 

Emmanuel Macron s’est d’ailleurs exprimé le sujet lors d’entretien au magazine américain Variety le 9 octobre (3) :

« Dans le cas du streaming, ils décident de très bien rémunérer les personnes qui sont beaucoup écoutées. Mais dans le domaine de la musique, par exemple, ils sous-évaluent toute une série d’artistes qui ont un public moyen, alors qu’un artiste qui est soudainement téléchargé par quelques jeunes sur une période de quelques mois sera rémunéré de manière équitable. Ce n’est pas si simple !

Tout cela pour dire que c’est un choix économique qui définit la rémunération que vous obtenez pour vos auteurs. Moi, j’aimerais peut-être que des chanteurs comme Étienne Daho ou Barbara Pravi gagnent un peu d’argent en même temps que Taylor Swift, pour que ce ne soit pas à sens unique. Le modèle des streamers est faussé aujourd’hui. »

Les plateformes de streaming musical fonctionnent actuellement sous deux grands systèmes de rémunération des artistes.

Le modèle pro-rata, majoritairement utilisé, réunit tous les revenus d’abonnement ou publicitaires dans un « pot commun » global, avant de les redistribuer en fonction du nombre total d’écoutes sur la plateforme. Ce système favorise les artistes populaires, qui captent l’essentiel des revenus grâce à leur domination des streams.

En réponse, le modèle market-centric propose une approche locale : les revenus générés dans un marché spécifique, comme la France, sont redistribués aux artistes les plus écoutés dans cette région. Cela permet de mieux refléter les préférences locales et d’offrir davantage de visibilité aux artistes émergents et indépendants, souvent marginalisés par le modèle globalisé pro-rata.

C’est dans ce paradigme qu’en octobre 2023, un nouveau modèle de rémunération a été lancé par Deezer. À en croire la plateforme, ce système offrirait une répartition des revenus plus équitable pour les artistes, en se concentrant sur les préférences réelles des utilisateurs. Mais peut-on vraiment parler d’équité pour les artistes émergents ? Ou s’agit-il d’une opération de communication, masquant les inégalités structurelles d’une industrie qui continue de favoriser une poignée de têtes d’affiche au détriment des nouveaux talents ?

En vérité, alors que Deezer et d’autres acteurs se félicitent de ce nouveau modèle qui semble séduisant sur le papier, l’impact concret sur les jeunes créateurs et artistes émergents reste, au mieux, incertain. Les artistes émergents et indépendants, grands oubliés de ce modèle repensé, restent en marge d’un système qui, malgré son « rééquilibrage », continue de concentrer l’essentiel des revenus sur les acteurs dominants.

Ce nouveau modèle profitera-t-il aux artistes qui peinent à émerger, ou ne serviront-ils qu’à creuser les clivages d’un modèle économique opaque et déséquilibré ?

(3)-Emmanuel Macron Gives Rare Sit-Down Interview About France’s Cultural Boom, the Dangers of AI, Taylor Swift’s Power and Losing ‘Emily in Paris’ to Rome

@Deezer

Les objectifs affichés (4) du nouveau modèle sont les suivants :

« Se focaliser sur les artistes – Deezer attribuera un double bonus aux “artistes professionnels” (qui ont au minimum 1 000 streams par mois avec au moins 500 auditeurs uniques), afin de les rémunérer plus équitablement pour la qualité et l’engagement qu’ils apportent sur la plateforme et pour les fans.

Récompenser les contenus engageants – en attribuant un double bonus additionnel aux chansons qui génèrent un engagement actif des fans réduisant ainsi l’influence économique de la programmation algorithmique.

Démonétisation des contenus non musicaux – Deezer prévoit de remplacer les contenus audios non musicaux par ses propres contenus dans le domaine de la musique fonctionnelle, et ceux-ci ne seront pas inclus dans la base de calcul des royalties reversées.

Lutte contre la fraude – Poursuivre et renforcer le perfectionnement du système de détection des fraudes de Deezer, supprimer les possibilités de manipulation du système »

Présenté comme une avancée pour réaffecter les revenus aux contenus de qualité, combattre les fraudes et lutter contre la rémunération des contenus non musicaux, il suscite néanmoins des inquiétudes quant à l’accentuation des disparités entre artistes établis et émergents. Si certaines mesures semblent judicieuses, les effets à long terme de cette réforme pourraient s’avérer plus contrastés qu’escompté.

(4) Communiqué de presse Deezer 6 septembre 2023

Assainissement du catalogue : démonétisation des contenus non-musicaux et lutte contre la fraude pour un recentrage qualitatif des revenus

Deezer a décidé de prendre des mesures significatives pour assainir son catalogue en éliminant les contenus non musicaux, comme les bruits blancs ou les sons ambiants, souvent utilisés pour gonfler artificiellement les écoutes. Désormais, ces contenus ne seront pas inclus dans le calcul des royalties reversées aux créateurs.

Cette initiative a été bien accueillie par l’ensemble des acteurs du secteur, artistes et producteurs, car elle permet de libérer une part importante des revenus qui étaient jusque-là dilués par des contenus sans valeur artistique et qui captaient tout de même une part des revenus de la plateforme.

En parallèle, Deezer poursuit et renforce la lutte contre la fraude, en perfectionnant ses systèmes de détection, un problème qui représentait entre 1 et 3 % des écoutes totales en France, soit entre 1 et 3 milliards de streams en 2021 (5) . La manipulation des streams, employée pour gonfler artificiellement le nombre d’écoutes, fausse la répartition des royalties et pénalise les artistes intègres.

L’élimination des possibilités de fraude, combinée à la démonétisation des contenus non musicaux, permet un recentrage des revenus sur la valeur ajoutée et une redistribution plus juste des revenus vers artistes réellement écoutés et appréciés par les utilisateurs.

©Deezer

Néanmoins, Artist-Centric est le résultat d’un accord passé entre la plateforme et Universal la major leader de la musique enregistrée, sans concertation avec l’ensemble des acteurs de l’industrie musicale, notamment les artistes indépendants, les petits labels et les organisations professionnelles.

Cette démarche unilatérale renforce le sentiment d’exclusion des créateurs marginalisés, dont les intérêts et les préoccupations n’ont pas été pris en compte, alors même que ces décisions auront un impact direct sur leur avenir économique et artistique.

Ainsi, les majors et les plateformes consolide une gouvernance opaque, où seules les voix les plus puissantes dictent les règles, au mépris de la diversité et de l’équité, valeurs pourtant essentielles à la vitalité de l’écosystème musical.

  (5)   https://cnm.fr/etude-manipulation-des-ecoutes-en-ligne/

Le modèle « Artist Centric » : une théorie du ruissellement inversée

Deezer veut mettre l’accent sur les artistes et les fans avec double bonus pour les artistes professionnels et les contenus engageants (6) :

«Les artistes sont rémunéré·es en fonction de la manière dont les utilisateur·ices écoutent leur musique. Ils·elles bénéficient directement d’un boost lorsque leurs chansons sont activement recherchées par leurs fans ou découvertes dans une playlist Deezer (non proposées par un algorithme). Et tous·tes les artistes avec plus de 1000 écoutes par mois, par au moins 500 auditeur·ices, reçoivent un autre boost (un stream = deux). Les artistes ont la possibilité de cumuler ces deux boosts : leur valeur est alors multipliée par 4.» Cependant, derrière l’apparente équité de ce nouveau modèle se cache un biais structurel. En effet, le système de « double bonus » favorise les artistes qui cumulent plus de 1 000 écoutes par mois avec au moins 500 auditeurs uniques, renforçant ainsi la domination des artistes populaires. »

En vérité, loin d’apporter un rééquilibrage véritable, ce modèle accentue les disparités au sein de l’industrie musicale. En concentrant les revenus sur les artistes qui franchissent certains seuils d’audience, Deezer risque d’exclure de nombreux artistes émergents et indépendants, ceux-là mêmes qui peinent déjà à se faire une place sur la plateforme.

Alors que Deezer se félicite d’éliminer les « bruits » de la base de ses calculs de revenus, il est légitime de s’interroger sur l’utilisation de ces revenus « récupérés ». Plutôt que de les redistribuer équitablement à l’ensemble des créateurs, Deezer les alloue aux artistes professionnels, renforçant ainsi un clivage déjà profondément enraciné dans l’écosystème du streaming, puisque 97 % des fournisseurs de contenu n’engendrent que 2 % des écoutes totales .(7)

Selon la plateforme elle-même d’ailleurs, seuls 2 % des artistes sur Deezer atteignent le seuil des 1 000 auditeurs unique par mois, ce qui signifie que 98 % des créateurs sont laissés en marge d’un modèle qui ne profite qu’à une élite.

Les artistes indépendants, souvent en phase d’émergence, se trouvent alors pénalisés par cette logique de seuil. Au lieu d’offrir des opportunités aux artistes de niche ou émergents, Deezer favorise davantage ceux qui captent déjà l’attention du public, dans une sorte de « théorie du ruissellement inversée » où les gains se concentrent au sommet.

Réinventer la rémunération des artistes émergents et indépendants

L’industrie musicale est à un tournant décisif, un carrefour où se croisent les promesses d’un avenir numérique radieux et les réalités cruelles d’un système qui, en l’état, favorise une poignée d’artistes au détriment de la diversité culturelle. Les récents changements de modèle, notamment l’initiative « Artist-Centric » de Deezer, sont souvent présentés comme des réformes audacieuses. Pourtant, derrière cette façade se cache une réalité préoccupante : les artistes émergents, ceux qui insufflent une nouvelle vie à la scène musicale, restent largement invisibles et insuffisamment rémunérés.

Des pistes concrètes pourraient émerger en envisageant, par exemple, une redistribution des revenus qui ne se limite pas aux simples chiffres de streaming. La rémunération pourrait être repensée en fonction de l’engagement des auditeurs plutôt que du simple volume d’écoutes. De plus, des mécanismes de soutien, comme des subventions pour les artistes émergents, pourraient équilibrer les chances.

Parallèlement, les labels indépendants regroupés au sein de la FELIN défendent un modèle alternatif, le « User Centric », qui se baserait directement sur la comptabilité des écoutes sur la plateforme. Il est donc d’autant plus surprenant que cette nouvelle structure de rémunération ait été mise en place sans concertation avec l’ensemble de la filière musicale. Comment un tel dispositif, qui aura des répercussions sur tous les acteurs de l’industrie — artistes, managers, labels et distributeurs — peut-il être conçu sans prendre en compte la diversité musicale et les besoins des créateurs émergents ?

Si l’idée de ne plus monétiser les contenus « bruit » et de valoriser l’implication des fans semble prometteuse sur le papier, les critères de sélection proposés dans ce modèle pourraient aggraver les disparités existantes. L’enjeu n’est pas simplement de réinventer un système de rémunération, mais de garantir que les artistes indépendants et émergents ne soient pas laissés pour compte.

De plus, des chiffres contradictoires concernant la fraude au streaming ajoutent à la confusion. Alors que Deezer estime à 7% le taux de faux streams, le Centre National de la Musique indique des chiffres bien inférieurs, entre 1 et 3%. Cette divergence met en lumière les défis financiers auxquels font face les labels et les artistes, souvent ponctionnés au profit de ceux qui trichent. L’efficacité du nouveau modèle pour lutter contre cette fraude reste à prouver.

Cet accord présenté comme une révolution, doit être accueilli avec prudence. Plutôt qu’un changement radical, il représente une transaction commerciale entre deux géants. Pour éviter que le marché du streaming ne se transforme en une arène où les rémunérations des artistes soient déterminées par des accords commerciaux entre multinationales, une régulation concertée est impérative.

Les pouvoirs publics doivent intervenir pour établir un cadre qui assure la pérennité des artistes et des labels indépendants, garants de la diversité et de l’exception culturelle française. Sans une telle régulation, le risque est grand que les multinationales privilégient leurs propres intérêts au détriment des acteurs les plus vulnérables du secteur. Un avenir équitable pour l’industrie musicale repose sur la collaboration et la prise en compte de toutes les voix.

(6) https://www.deezer.com/explore/fr/artist-remuneration/
(7) https://newsroom-deezer.com/fr/2023/09/universal-music-group-et-deezer-lancent-le-premier-modele-de-streaming-musical-centre-sur-lartiste-artist-centric/

DansLaCiudad_Logo

Rédigé par Agathe I.

Mise en page par David D.

Derniers Articles

DansLaCiudad