Aborder cette chronique sur cet album a été un exercice délicat.
Il a été presque impossible de cacher l’aspect émotionnel, impossible de ne pas laisser transparaître de manière prépondérante l’impact personnel qu’il a sur moi. Je pense d’ailleurs que je suis même un peu dans l’appréhension de la sortir, car j’ai envie qu’elle soit parfaite, à la hauteur de l’importance que le projet revêt pour moi. En me relisant, je m’efforce constamment d’améliorer chaque phrase, de modifier certains mots pour renforcer leur influence, mais je me retrouve souvent à revenir à ma première idée, car, à y réfléchir, elle n’était pas si mal, non ?
Ce sentiment n’est pas universellement partagé. En exposant le sujet de mon article à l’équipe DansLaCiudad, le challenge qui m’a été donné est le suivant : inciter les plus réticents à écouter Radio Suicide.
Car des sceptiques, il en existe : que ce soit sur ses tweets, ou encore juste sur sa vision et son interprétation musicale, le rappeur fait parler de lui. Certaines personnes déplorent une confiance exacerbée qui les retiennent en partie de se rallier à sa démarche.
Radio Suicide représente un méelting pot de la vision sonore de l’architecte du son, Makala, collaborant avec son acolyte de longue date, Varnish La Piscine. Les deux artistes nous offrent un album sorti en 2019 qui se démarque de la scène musicale de l’époque par sa complexité et sa différence, se révélant pleinement seulement après plusieurs écoutes. En revisitant l’album pour la 134ème fois afin de rédiger cet article, il me semble même avoir découvert de nouvelles facettes de celui-ci.
Tentons donc d’analyser ce projet en vous apportant, je l’espère, La Clef pour mieux l’aborder à votre prochaine écoute.
Une genèse, les frères La Piscine.
La bienséance voudrait que cette chronique soit introduite par une rétrospective, en exposant tout d’abord que le rappeur Makala est Suisse et pas français, « faut qu’tu te renseignes si tu l’pensais » (extrait du son Sergueï Diop).
Makala, de son vrai nom, Jordy Makala, grandit à Genève dans le quartier des Avanchets et commence à rapper très tôt sous le pseudonyme de H2O.
Il intègre le label Colors Records en 2012 et fait un concert mémorable à l’Usine. Makala développe son amour pour la scène et sa carrière ne cessera de progresser à partir de ces points clés.
Dès 2013, Makala sort un premier EP produit par P!nk Flamingo (a.k.a notre Varnish La Piscine international), « La Clef », qui permet à Makala de se faire connaître de plus en plus localement.
Mais l’ambition est plus grande. Ce projet marquera le début d’une lignée d’autres, signés par le duo talentueux des Frères La Piscine : Varaignée en 2014, Varaignée Part. 2 en 2015 avec « Golf » en collaboration avec Alpha Wann.
Parler de Makala en omettant Varnish, c’est comme dissocier Gon et Killua dans Hunter x Hunter. Les deux comparses ne cesseront de collaborer, et Makala ne souhaite nullement connaître d’autre producteur, à l’image de ce qu’il rappe dans Le roi de la Floride extrait de Radio Suicide : « Hey, non merci, m’envoyez pas d’prod, J’bosse avec le meilleur, j’pass’rais pas mon mail ».
Les Frères La Piscine réitèrent et l’EP « Gun Love Fiction » sort en 2017. Dans ce projet, l’alliance de Varnish et Makala incarne une dualité intrigante : Varnish est Gun, Makala est Love, Fiction est le projet. L’EP est construit comme un récit audacieux, où les frontières de l’amour et la violence se confondent et se mêlent. Cet EP de six titres fera assez parler de lui, tant pour son approche captivante que pour les prods au service de l’histoire racontée. Le duo est même comparé à The Neptunes.
À 23 ans en 2016, Makala séduit et signe avec le label BMG France, filiale du grand Sony.
Un album en famille, l’émergence du rap suisse.
Makala est étroitement lié et est indissociable de son label Colors Records, et surtout du collectif SuperWak Clique avec Dewolph, Daejmiy, Slimka, Di-Meh, Mairo… Ce collectif suisse établi en 2014, trouve ses racines principalement à Genève. Il regroupe des artistes issus de divers horizons, notamment des rappeurs, producteurs, chanteurs, DJs, ingénieurs du son, photographes, designers, comédiens et stylistes… Unis par une vision commune du travail et une ambition partagée, ces membres ont choisi de se réunir pour renforcer leur impact. Les clips de ces rappeurs sont léchés, le style et l’attitude sont brossés, tout est présent pour que ce collectif et son goût pour l’esthétisme fasse du bruit.
La SuperWak Clique a gagné en notoriété lors de plusieurs tournées avec les XTRM BOYZ, comprenant Makala, Slimka et Di-Meh, qui mettent un accent sur leurs performances scéniques à l’heure où la scène n’est plus un canal de diffusion.
Radio Suicide, dans cette lignée, maintient cette unité familiale. Chaque collaboration met en avant des membres de la SuperWak Clique en tant que rappeurs ou producteurs, tels que Rico TK, Ike Ortiz, Slimka, Varnish La Piscine, ainsi que des artistes du label Colors Records, dont Mr Lacroix, ingénieur du son.
L’arrivée sur la scène rap francophone de ce collectif et de ce label a propulsé le rap suisse dans la culture, et lui a permis de connaître, à l’instar de la scène belge, une ascension fulgurante. Makala et ses comparses représentent la nouvelle génération du rap genevois et du rap suisse.
Une fête, la sortie.
En France, le 21 juin est synonyme de la Fête de la Musique. En Suisse, cette date revêt également une dimension musicale particulière, car c’est le jour où Makala a sorti son premier album studio, intitulé « Radio Suicide », le 21 juin 2019.
L’annonce de l’album remonte à 2018, une période où Makala s’était fait discret sur la scène, bien qu’il ait sorti « Dépêche Mode » avec Slimka et Di-Meh. Deux mois avant la sortie de l’album, le titre et le clip de « BIG BOY MAK » a été dévoilé, donnant un aperçu de ce que l’on retrouverait dans l’opus et qu’on retrouve déjà dans les projets de la SuperWak.
Pendant la semaine du 17 juin 2024, Makala a dévoilé plusieurs éléments pour ravir ses fans : la pochette, la liste des tracks, le clip du très bon deuxième extrait, « Goatier », et le premier épisode du « Radio Suicide Show », un format vidéo impliquant sa clique et Varnish La Piscine.
Une expérience auditive immersive.
« Cette histoire n’est pas une histoire, cette histoire est une expérience auditive. »
Rico TK dans le morceau « Somewhere in Monaco », issu du projet « Le Regard Qui Tue », Varnish La Piscine.
À l’image des projets de l’autre frère La Piscine, Radio Suicide se veut autant musical que filmographique. Makala offre naturellement un univers étroitement lié à celui de Varnish, qui y contribue de manière significative, et ce n’est pas pour rien que ce dernier apparaît sur la cover de Radio Suicide. Si les influences de Varnish La Piscine prennent place outre Atlantique avec Pharrell Williams et Tyler, The Creator, Radio Suicide est comparé comme une BO de film à la Quentin Tarantino, car il part dans tous les sens mais est à la fois précis.
À la parution de Radio Suicide, les critiques ont été poussées hors de leur zone de confort.
Mehdi Maïzi avait d’ailleurs exprimé le fait que l’album ne possédait aucun banger, ce qui est évidemment un leurre, quand un titre comme « Bankable » prend place au sein de cet opus.
Le journaliste rap et le rappeur se sont depuis expliqués sur cette position dans un épisode de Le Code, et il s’agissait d’un “banger” comme il pouvait exister en 2019.
Cet album se présente comme une expérience auditive, et s’y plonger revient à consentir à une aventure, quasiment indescriptible, à travers les différents tracks.
Il n’est pas un album expérimental au sens péjoratif où nous pouvons l’entendre parfois. Il est un album où Makala expérimente les frontières de ses limites artistiques et réussit surtout à le faire.
La première écoute s’avère souvent mystique, et l’on peine à comprendre exactement la direction proposée, même si des premiers titres demeurent accrocheurs. En réalité, Radio Suicide s’inscrit parmi ces albums qui exigent d’être écoutés et réécoutés pour en saisir pleinement la profondeur et la teneur. Makala nous invite à prendre part à une vision complète : sa musique.
Il est ainsi ardu de répondre précisément à la question : dans quel genre s’inscrit cet album? Avec vingt-et-un titre, -bien que ce nombre puisse aujourd’hui paraître assez intimidant avant de lancer un nouveau projet-, l’album n’est nullement ennuyeux et regorge de diversité. Vouloir le ranger dans une case serait limiter la direction artistique sur laquelle Makala a voulu nous amener : Makala défie le temps et les genres, et ne souhaite aucunement ne laisser un seul genre du rap sur le carreau.
Rap, Trap, électro-funk, reggae, soul, rnb : toutes ses influences se retrouvent dans son premier projet solo, et sa versatilité, passant d’un style à un autre, surprend totalement. Parfois même dans un seul track, plusieurs genres se côtoient à l’image de « Civilisation », et Makala assume lui-même cette polyvalence dans le titre « Fashion Week » en arguant : « J’arrête le rap aux chansons disco ».
Les sonorités sont décalées aussi vintage que novatrices, passant d’une voix douce à un flow parlé, avec des punchlines entremêlées de dialogues cinématographiques. L’ensemble est constamment imprégné d’une esthétique distinctive. Un franc-parler, un charisme, une attitude et une confiance en soi qui se démarquent de tous et qui fonctionnent, l’égo trip de Makala est plus poussé qu’un tout autre rappeur, et c’est pour certains perturbant voire insupportable.
L’album est une expérience auditive dont on ne ressort pas indemne, que l’on soit aficionado de lui ou non, avec Radio Suicide, Makala cherche le succès en étant authentiquement lui-même, allant au-delà du formatage imposé.
Un nom, la réponse.
Ce qui suscite des interrogations lors de multiples écoutes de ce projet, ainsi qu’à la lecture des thèmes qu’il aborde, c’est : pourquoi ce choix de nom, Radio Suicide ?
En effet, bien que des sujets sombres ne soient pas nécessairement abordés, certains flirtent entre les frontières du réel et l’irréel. Cependant, il ne s’agit en aucun cas d’une apologie du suicide.
Certains journalistes ont avancé diverses théories, suggérant, par exemple, que l’album pourrait être interprété comme un « suicide commercial » étant donné la nette différence avec les sonorités en vogue en 2019, différence qui est clairement revendiquée par la clique qui souhaite créer sa propre identité sonore.
Makala a lui-même répondu à ces spéculations en 2020 lors d’une intervention radio pour mettre fin aux théories : « Radio Suicide, parce que je veux que les gens se tuent à notre musique ».
Conclusion
« Makala c’est un créateur, comme celui qui nous protège » tel qu’il le souligne dans son track le Roi de la Floride, et nous sommes impatients de voir la fin de sa pause musicale actuelle afin de pouvoir découvrir davantage de ses créations.
Que ce soit avec l’album « Chaos Kiss » qui viendra après Radio Suicide en 2022 ou l’EP « Gun Love Fiction », dont nous avons déjà discuté, ceux qui cherchent à découvrir l’artiste complet qu’est Makala en plus de Radio Suicide, ont quelques options. En attendant, il est impossible de ne pas saluer l’ambition et l’audace de sortir « Radio Suicide » en tant que premier album.
Il reste peu aisé d’atteindre une description parfaitement exhaustive de ce projet, étant donné son aspect sophistiqué. Cependant, j’espère avoir esquissé un portrait qui vous permettra d’explorer plus en détail cette œuvre, car c’est comme ça que je perçois Radio Suicide, et je sais pertinemment que je ne suis pas la seule .
Écrit par Cathou (Cathouphi sur iG)