CHRONIQUE: «Gibraltar» de Triplego, destination atteinte ?

Triplego : c’est qui, c’est quoi ?

Triplego, c’est un nom qui rassemble deux identités : la voix du binôme, Sanguee, et le producteur, MoMo Spazz. Originaires de Montreuil, les deux acolytes sont apparus en précurseurs français du mouvement cloud rap dès le début des années 2010 pour progressivement peaufiner leur art.

Une période évidemment marquée par l’apparition retentissante de PNL, autre binôme aux sonorités novatrices, puis par une scène de plus en plus fournie et des innovations technologiques permettant d’étendre le champ des possibles de ce style de rap. Pourtant, même si le binôme a parfois été éclipsé et n’a pas eu l’exposition à laquelle il aurait pu prétendre auprès du grand public, il n’a jamais renié ses principes ni travesti sa musique.

Une discographie cohérente s’est construite dans la discrétion au fil des années en maintenant une qualité distinctive : le style Triplego est aussi imprévisible qu’indéfinissable. 

Il serait compliqué de relever une ligne directrice tant le binôme semble travailler en parfaite alchimie. La musique de Triplego paraît à la première écoute lourdement marquée par la drogue, que ce soit dans les textes ou dans les ambiances. L’oreille curieuse (mais novice) pourrait être heurtée par la voix posée sans excès d’énergie par Sanguee sur des prods lancinantes, avec beaucoup de répétition.

Pourtant, s’immerger dans la discographie de Triplego, c’est s’offrir une découverte intrigante dans un fourmillement éclectique d’ovnis et de tentatives prometteuses souvent très métalliques, parfois voluptueuses. Aucun conformisme sur les structures de morceaux, le mot d’ordre est plutôt la créativité.

Pour les textes, là encore, Sanguee ne s’interdit rien et jongle entre le français et l’arabe pour aborder tour à tour l’amour, l’ennui ou l’amertume avec flegme et noirceur, alternant entre son flow froid saccadé et son sens de la mélodie assumé.

Les productions suivent le parti-pris et nous enveloppent dans des nappes sombres et mouvantes – une esthétique envoutante ponctuée de nombreuses traces de l’héritage culturel marocain, algérien et égyptien des deux acolytes, que ce soit dans la musique ou dans l’univers visuel. 

GIBRALTAR

Triplego nous a habitué à des sorties imprévues, abondantes, tenant un rythme très flatteur avec près d’une dizaine de projets sortis en autant d’années de carrière. Pour Gibraltar, les montreuillois ont prévu de faire monter la sauce malgré une présence médiatique très discrète, en préparant le terrain dès 2022 avec les sorties successives d’En attendant Gibraltar 1 et 2. C’est un an plus tard que le projet tant attendu aboutira, avec la sortie début mars d’un album de 18 titres.  

Nous traversons une époque où le rap formaté tiktok et playlist préfère élaguer le texte pour laisser de la place au refrain. Dans le cas de Triplego, le parti pris est plus noble : si on allège un titre en paroles, c’est surtout pour sublimer l’atmosphère créée par les prods et laisser libre court aux instants d’évasion de l’auditeur. C’est là toute la force d’un binôme en parfait équilibre, où l’un est constamment au service de l’autre pour qu’en ressorte une musique sans cloisonnement.

L’empreinte Triplego était déjà difficile à qualifier, aussi bien teintée de sonorités orientales que reggaeton : c’est maintenant une ambiance encore plus profonde en constante métamorphose qui est proposée. C’est d’ailleurs sur ce point que Gibraltar se démarque, en parvenant à dessiner une identité propre à des titres intrinsèquement très riches mais toujours liés par les nuances sombres et planantes qui caractérisent la discographie du binôme. 

On sent aussi l’interprétation de Sanguee arriver à maturité sur cet opus, le rappeur se mue selon les titres et son rôle évolue au fil de l’album. Il sait se mettre en avant et prendre les rênes de l’écoute, en chuchotant dans l’oreille d’un auditeur hypnotisé sur un refrain mélodieux ou rappant avec autorité sur des rythmiques plus cadencées, mais il se propose aussi parfois en simple protagoniste à observer au sein d’un décor posé par la prod, nous faisant part de ses états d’âmes. 

Dans cette constante ouverture au monde, Triplego a choisi de miser sur un nombre de feats modéré mais plus affirmé que dans les précédents albums. Jul n’est donc pas le seul à faire appel à des artistes hors de nos frontières, puisque Gibraltar se targue de la présence du marocain Tagne (dont on ne peut que vous recommander la dernière sortie : Lmektoub) sur Droga, du productif rappeur suisse Raf Camora sur le percutant Bombarder et de l’égyptienne Lella Fadda venue apporter de douces nuances sur Twareg Latino.

Ces trois artistes partagent justement un point commun : ils représentent un mélange d’origines et d’influences. En prime, on savourera la présence de Kekra, véritable caméléon dont la présence aux côtés des montreuillois sonne comme une évidence. 

Gibraltar tient toutes ses promesses et conforte les plus anciens sympathisants de Triplego, en offrant un condensé maîtrisé et diversifié de l’art qu’ont pu peaufiner Sanguee et Momo Spazz au cours d’une prolifique décennie d’audace. En résulte un album onirique mais énergique et judicieusement rythmé que chacun redécouvrira selon le contexte dans lequel il l’écoute.

De mon côté, ce sera surtout en voiture dans les chaudes nuits de juillet/août et pour ceux qui veulent faire de même, je mets une petite playlist à disposition pour plonger dans l’univers Triplego.

Pour prolonger le plaisir, sachez que le binôme nous a récemment offert le projet Quand tu partiras, composé de 8 titres à la mélancolie planante idéale pour laisser traîner l’été. Bonne écoute à tous les potogos !